Hsia-Fei Chang

01
02

artiste plasticienne, photographe et performeuse



www.hsia-fei.com
  • 01
  • 02 Vue de l'exposition
  • 03
03

Sofia Eliza Bouratsis

 Hsia-Fei Chang, The Worst Day of my Whole Life

 L’air de rien.

Notes de lecture

Le petit chat élastique orange de Bracelet chat est peut-être enfantin mais cela nous est déjà arrivé à tous d’avoir à faire à un élastique de cuisine – même matière sans la forme – et de ressentir cet étirement désagréable du plastic dur, puis la chair de poule, dès que l’on serre l’élastique sur nos cheveux ou sur notre peau et, encore plus, quand on l’enlève et qu’il nous arrache inévitablement quelques poils. Ici, même sensation dérangeante, mais ces élastiques là sont des bracelets pour enfants, à la mode partout dans le monde.

Le médecin, psychanalyste et philosophe Paul Schilder, grand incontournable de toute étude sur le corps en sciences humaines, note que « tout ce qui sort du corps ou en émane – la voix, l’haleine, l’odeur, les excréments, le sang menstruel, l’urine, le sperme – continue à faire partie de l’image du corps » (1). Nous pouvons dire la même chose des cheveux de l’artiste et aussi de cette exposition : elle fait partie de son corps, de ses histoires, ses passions, ses douleurs, ses repères.

C’est précisément à cela que font allusion les chiffres qui précèdent chaque titre des textes de l’exposition : ce sont les chapitres d’une histoire dont nous n’apprendrons ici ni le début ni la fin. Hsia-Fei Chang l’explique, très naturellement : elle est née depuis quelques temps et elle n’est pas encore morte. Elle choisit donc de partager des fragments de son histoire – ou d’une histoire du monde mais sous un certain angle, neutre – et de nous les livrer au présent.

Esthétique « pop povera » en raison des néons, des couleurs flash délavées et des autres matières utilisées : de simples feuilles, de l’encre, des aimants de frigo que l’on retrouve dans les maisons où vivent des enfants ; des photographies prises avec son iPhone pour Lovelorn Eyes. Ce film « interminable » qui dure 1 heure 38 minutes et 32 secondes, consiste à montrer « ce que voient des yeux déprimés suite à un chagrin d’amour » : 1471 photographies de la vie quotidienne de l’artiste, prises entre le mois d’octobre 2013 et le mois d’octobre 2014, en moyenne 12 photographies par jour – en format carré choisi avec l’application Instagram (et pendant ce temps tout le monde pouvait suivre son compte on-line). Petit clin d’œil à la prolifération actuelle des images de la vie quotidienne sur les réseaux sociaux, mais aussi à l’art d’aujourd’hui qui, ayant quitté depuis longtemps les matières nobles pour les ready-made ; échappe, par moments, même aux hauts lieux de la culture.

Au cours du défilé des photos de Lovelorn Eyes on remarque que l’inertie du deuil a duré moins qu’un an. Pendant la procession des images sonne la cloche d’une église et on entend des pas enregistrés lors de la marche d’un enterrement. Mais vers la fin, il y a aussi une chanson : « The End of the world » chanté par Skeeter Davis sur un plateau télé en 1965 (on entend les applaudissements du public), c’est très romantique. Et Hsia-Fei Chang chante elle aussi – comme quand on est seul chez soi.

Esthétique de la banalité qui est aussi marquée par le passage rapide du temps, par les réveils qui sonnent trop tôt, les plats qu’il faut cuisiner, la maison qu’il faut ranger. Banalité qui peut devenir beauté de l’ordinaire et joie – dans les yeux d’un enfant heureux, pendant un bain bien chaud avec un savon qui fait vraiment des bulles, au regard d’une jolie photographie de la bouche de l’artiste et des « selfies » pour rigoler, face à des images de Paris en fin d’après-midi, ou d’une coupe de cheveux un peu ratée mais tout de même jolie,…

Esthétique aussi de la précision : il n’y a pas de fioritures dans les textes, les jeux de langage sont bien plus subtiles et puissants. Au premier abord on croit qu’il ne se passera pas grand chose, on croit qu’il n’est pas nécessaire de tout lire… et pourtant on ne lâche pas un seul mot car à un moment inattendu va percer une tension. Puis : elle va éclater.

Toute la finesse de la démarche de Hsia-Fei Chang est dans cet « air de rien du tout », dans cette impression de légèreté girly qui a vite fait d’exprimer une violence terrible (car triviale) – la lourdeur de l’ennui, le ridicule des habitudes, la longue semaine d’une femme battue – ; mais aussi les angoisses du vide, de la solitude, de la peur, de l’amour, du mensonge, de la trahison, du regret. Et la violence d’être à son tour détournée par un humour qui n’a rien de cynique ou d’ironique, au contraire : c’est drôle, tendre et humble. L’artiste ne juge pas et surtout, elle ne laisse aucun sentimentalisme facile transpercer son travail. Des émotions oui, sincères et perçantes. Surtout des émotions immédiatement identifiables et absorbantes. Absorbantes comme ces belles photographies qui font écho au fait divers relaté, à l’histoire racontée ou au néon qui nous guide dans le cheminement de l’artiste.

Hsia-Fei Chang est connue pour ses performances décalées et un peu trash, tout aussi jouissives qu’inquiétantes, en apparence naïves, et en réalité à la fois profondément critiques et fascinées par la culture populaire. Autre particularité de cette exposition, l’artiste propose au spectateur de devenir lui-même performeur. The Worst day of my Whole Life ressemble en effet à une déambulation dans un roman d’artiste : il faut le lire. Les distractions de la Société du spectacle (2)sont ici sensiblement moins présentes, mais Hsia-Fei Chang, en parlant de sa vie privée ou d’un « simple » meurtre parmi tant d’autres aux États-Unis, part d’une singularité pour susciter des sentiments universels : elle efface ainsi les distances entre ce qu’elle raconte et son public. Et c’est bouleversant.

The Worst Day of my Whole Life est blanc. Ni rouge, ni noir. Il est aussi terrible que marrant, aussi dérisoire que troublant. Notamment lorsque l’on découvre qu’il s’agit de l’une des phrases twittées par l’adolescente qui a assassiné sa meilleure amie au moment où le corps est identifié (3). L’artiste, sans prendre parti, en reproduisant juste les tweets et les publications de la page Facebook de la jeune assassin, réussit à transmettre l’authenticité des émotions pourtant exprimées sur les réseaux sociaux a priori « froids » et superficiels. Une histoire qui a défilé parmi des milliers d’autres dans nos propres comptes sur les médias sociaux et que nous avons vue passer à côté de publicités et de photographies de vacances de nos « amis virtuels ». Une histoire aussi qui, telle qu’elle est présentée ici, ne peut pas ne pas évoquer des passions adolescentes connues par tous : « I miss you so so so much more than you could ever imagine. and you will ALWAYS ALWAYS ALWAYS be my bestfriend. remember that ». Bizarre et évident, choquant, débile, et pourtant si douloureux, si commun.

Comme un détail de l’ordinaire – un chat qui rode seul et nous émeut, le profil d’une montagne qui nous fascine toute une vie mais que jamais nous n’osons approcher, ou un grand événement familial pendant lequel, inconsciemment peut-être, nous laissons des choses nous échapper (Jack n’a qu’un œil). Comme un feu d’artifice, qui ne dure qu’un instant et qui est pourtant un moment que l’on pourrait garder gravé en nous pour toujours (MayDay). Ou une terrible violence conjugale – un autre pire jour de toute une vie qui, en plus, se répète pendant plusieurs jours – racontée sur le ton froid d’une déposition à la police et au rythme presque kitsch d’une série télé, et qui pourtant, nous donne envie de vomir.

Les néons fonctionnent alors comme des lignes de fuite car sorties de leur contexte, les phrases mènent ou l’esprit veut et parce que les formes plus abstraites, entre le kitsch et le punk, font voyager les yeux.

C’est triste, dérisoire et pourtant : beau ! Cette quotidienneté vide de sens qui nous guette devient ici esthétique, elle fait rire et pleurer et rire, encore.

(1)    Paul Schilder, L’Image du corps. Étude des forces constructives de la psyché, Paris, Gallimard, « Tel », 1968, p. 229.?

(2)    Guy, La Société du spectacle, Paris, Gallimard, « Folio », 1992.??

(3)   “Worst day of my whole life” est l’un des tweets de Shelia Eddy (16 ans) qui fût l’assassin de sa meilleure amie Skylar Neese (16 ans). Le 6 juillet 2012, avec une autre fille Rachelle Shoaf, elles ont abattu a mort leur meilleure copine Skylar et elles l’ont abandonnée au bord de la route couverte de pierres, de branches, de bois et de feuilles mortes, à West Virginia aux États-Unis. Elles sont retournées à l’école le lendemain, comme d’habitude, comme si rien ne s’était passé, jusqu’en mai 2013 où elles se font arrêter.