Cabinet Double Mafia

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Arianna Musetta + Marcin Sobolev

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Toutes les mauvaises herbes (ou presque) ont des vertus

À propos de l’exposition d’Arianna Musetta + Marcin Sobolev

Cabinet Double Mafia

Double Mafia

Commissaire d’exposition Danielle Igniti

Les gentils voyous 

« La montagne est la montagne

Le chemin est le même que jadis

En vérité, ce qui a changé c’est mon propre cœur ».

Poème zen traditionnel traduit par la Vénérable Myokyo-ni

La dernière fois – qui par ailleurs n’était pas la première[1] – que nous avions eu l’heureuse occasion de plonger dans l’univers de Marcin Sobolev à Dudelange c’était « Les pieds dans la boue… » en 2014. Il avait alors accompli l’exigeant exercice cathartique d’exposer six mois après la mort de sa grand-mère – son égérie, sa (res)source originaire, sa racine, sa maison et sa forêt. L’exposition retraçait avec beauté et audace (comme des reliques ouvertes au présent), sensibilité (avec une délicatesse infinie) et poésie (de rêves bricolés et réalisés avec une précision bouleversante) sa mémoire, ses histoires et ses voyages – imaginaires ou réels.

Cette fois-ci, ce qui a changé c’est le cœur – et donc l’art, aussi. L’artiste revient au centre d’art Dominique Lang – une de ses gares préférées – mais avec sa muse, sa complice, son double féminin, son autre côté du miroir : Arianna Musetta. Le duo artistique qui fête sa première année s’appelle Cabinet Double Mafia. Elle est originaire de Naples et lui a des origines ex-soviétiques biélorusses du côté de sa grand-mère (et de sa mère) et polonaises du côté de son père. Ils vont ainsi droit au but et choisissent comme point de départ de leur projet artistique – qu’ils ne conçoivent comme ne pouvant qu’être intrinsèquement lié à la vie – un sourire (humour belge oblige) et une réflexion (esthétique et décalée) concernant les préjugés et les idéologies que l’on rapporte à leurs origines respectives – « Tous des mafieux » ! Et l’équation qu’ils proposent est plutôt belle : méchant + méchant = gentil et charmant.

Les univers des deux artistes, leurs multiples cultures apparemment si éloignées sont en réalité très proches : ils s’en rendent compte sur le chemin de la vie à Bruxelles – où gît leur cœur – et sur les routes de leurs voyages – qui sont l’un des passages à l’acte favoris de leur liberté. Ils peignent, dessinent et fabriquent tout à quatre mains : l’exposition « Double Mafia » est donc l’expérience d’un grand cadavre exquis – onirique, aimant et joueur.

Les références au jeu surréaliste s’arrêteront ici. Car dans le travail de Double Mafia il y a les couleurs vives inspirées notamment du folklore de l’Europe de l’Est ; les emblèmes revisités des cultures populaires italienne, soviétique et shamanique ; le détail du tatouage et de leur goût pour le détail ; et, la joie de l’inspiration au quotidien, avec l’utilisation de matières et d’objets cherchés-trouvés, le tout méticuleusement travaillé au minuscule pointillé près. Les procédés (les combines, ou les « compositions » pour parler le langage de l’art) et les supports changent, la pluralité des techniques et des couleurs est essentielle, les symboles et les histoires sont infinis : mais toute cette activité est en effet l’épicentre d’une méthode travail assidue. La pratique artistique de Cabinet Double Mafia se développe au fil de l’acte créatif, elle est le résultat d’une vision du monde (et de l’art) partagée et surtout d’une mise en œuvre poïétique (les manières de faire) à la fois spontanée et très travaillée de l’acte artistique au quotidien.

Les vertus d’une sauvagerie, calme

Le choix du lieu est signifiant : Dominique Lang parce c’est une gare, lieu de départ, lieu de rendez-vous des graffeurs – cohérence avec le passé et le présent des activités de Double Mafia en dehors des lieudits de l’art oblige – ; mais aussi symbole de vie pour tous les nomades et autres oiseaux migrateurs. Les artistes expliquent : en regardant les trains passer, on aperçoit ces mauvaises herbes magiques qui, malgré les conditions difficiles auxquelles elles doivent faire face, persistent à pousser et à fleurir parmi les pierres, entre les rails et malgré le passage des convois. Contraste premier : Mauvaises herbes le groupe de toiles stylisées  – qui n’est pas à concevoir comme une série au sens classique tu terme – est cloué au mur. Le côté vandale de l’acte d’accrochage vient balancer la symétrie de la verticalité fondatrice et harmonieuse de chaque peinture, la stylisation à l’extrême des éléments et l’équilibre de l’association des couleurs – qui a été réalisé grâce à la lecture studieuse d’un dictionnaire japonais dédié à la composition des couleurs. Chaque forme a une signification – d’abord visible – une église orthodoxe, un morceau de vénérable pizza, une babouchka, – puis invisible. Les artistes ont en effet découvert que les mauvaises herbes – évocation et clin d’œil symbolique aussi à la jeunesse qui peut percer et réussir quelle que soit sa provenance  – ont toutes des vertus thérapeutiques. Les peintures acquièrent alors une potence shamanique car elles portent en elles les vertus de la prêle, du chardon, du plantin lanceole, du pissenlit, du millepertuis, de la vipeinte vulgaire, du coquelicot et du silène enflé. Il y a en effet une seule « mauvaise herbe » qui est une plante dite parasite : l’orobanche du trèfle. C’est en cherchant l’intrus, que l’on commence à se poser la question de savoir ce qu’il peut y avoir de « mauvais » dans ces plantes médicinales – dans cette poussée de vie.

La beauté de ce qui est à la marge : le refuge et le respect

Ou la beauté de la pauvreté, de l’exclusion, du mystère, de l’incompris. Le rapport des artistes aux humains (enracinement culturel) est à l’image de leur relation à la nature (enracinement biologique). Sans l’esthétiser, comme une certaine mode le voudrait, ils évoquent la dure réalité sociale – et, en dépassant tout en posant la question de savoir qui sont les « bons » et qui sont les « mauvais » d’une société – ils rendent hommage à ceux qui sont à l’écart en leur offrant un abri dans leur univers. Il s’agit en effet pour Double Mafia d’oser sans peur s’éclater vers le réel voyage : celui qui se trouve devant sa porte. Voyage dans l’humanité de l’humanité [2](pour reprendre la belle expression d’Edgar Morin qui correspond si bien à la démarche artistique du duo Double Mafia) : passage du négatif à l’espoir, du « dangereux » au délicat, du vandalisme à sa beauté propre. Il y a dans le travail des artistes le romantisme d’une certaine violence de la vie qu’ils subliment en joie à travers la curiosité et l’ouverture, avec un respect infini pour la rue, le quartier, les copains, un amour profond du folklore et des cultures populaires et une curiosité fascinante pour le potentiel humain d’abord et artistique ensuite de tout ce qu’exclut la société occidentale contemporaine. C’est cette douceur vis-à-vis des non-compris (des gentils voyous aux clochards et aux mafieux) qui est au cœur de Place Flagey, l’installation qui se trouve à l’étage de la galerie. Installation de rue, hommage à ceux qui peuplent le trajet quotidien des artistes pour qu’ils ne deviennent jamais invisibles – partie du décor social ou artistique. Installation d’honneur aux morts et à la beauté des fleurs en plastique (et en « pochette » en plastique…)  – référence indirecte aussi à une fête polonaise des morts qui est étonnamment festive – et installation detroncs debouleau parce que cet arbre qui pousse même parmi les cendres est utilisé aussi bien en menuiserie qu’en papeterie (deux univers chers aux artistes), et parce qu’il est symbole de pureté et d’apaisement (car au Moyen-Âge il faisait apparemment fuir les démons) ; mais aussi de douceur et de délicatesse : les shamans de Sibérie grimpent dans ses branches pour se rapprocher du Ciel.

Scènes de voyage

Les Souvenirs de vacances, ou les « dessins d’enfants », comme les artistes les appellent, représentent selon eux la démarche la plus précieuse de l’exposition, et c’est la raison pour laquelle ils sont encadrés en bois de noyer brut. Ils ont dessiné couchés à même le sol, comme les enfants. Ces dessins constituent le récit de leur voyage récent en Géorgie : il s’agit de garder des souvenirs, de se souvenir des joies, mais aussi de ne pas oublier de rêver la vie, la vraie, pour en imaginer tous les possibles. Ces dessins, sont un mélange de techniques et de symboles, dont la précision free-style et la liberté du geste sont presque troublantes, tout comme la qualité du dessin, des matières de la couleur et du détail. Enfantins qu’à première vue, puérils et complexes à la fois, ces dessins – forment toujours un groupe ouvert qui s’oppose à toute idée de série, de catégorisation et d’« unité close » : ils sont une narration ouverte à l’association libre de l’œil et de l’esprit de chacun.

On y retrouve tous les symboles chers à la Double Mafia, comme sur leurs installations totem composées d’éléments recueillis sur les chemins de la vie des artistes : cristaux, cadeaux, coquillages, fleurs, une table de la grand-mère sur la quelle, de manière magique car sans un filet de lumière, poussait une fleur belle et touffue ; symboles « mafieux », fausses fleurs, dents en or, diamants, kitsch, symboles puissants ou objets anodins mais chéris, traces de subcultures aussi, une araignée qui peut être un clin d’œil à la grande Louise Bourgeois,… pierres actives et calmes, densité et espaces vides.

Ces éléments se retrouvent dans plusieurs pièces et dessins, à l’image de Maxou, le chat surdoué des artistes, leur mascotte, qui se balade aussi dans l’exposition – comme de la gouttière au canapé du salon – de toile en toile, puis dans certains dessins, et qui trône « discret » et majestueux au premier étage – sur fond rouge. Il représente la liberté de l’être et sa beauté, il est aussi un clin d’œil aux prisonniers – car le chat, toléré dans certaines prisons notamment de l’Est de l’Europe est l’un des meilleurs amis des voyous.

Une version contemporaine et singulière d’arte povera

Ces collections de moments qui se traduisent en collections d’objets qui ensuite deviennent œuvres d’art correspondent également à une conception de l’art (et de la vie). L’objet trouvé, devient en effet un objet choisi qui représente un instant précis et qui, à travers ce processus, est intégré dans la pratique artistique et devient précieux à travers ce passage d’un univers (le banal réel) à l’autre (l’art). Convertir le trivial en trésor rare, utiliser des trouvailles apparemment simples et intégrer cette pratique de la récupération méticuleuse dans une pratique artistique : telle est peut-être la méthode de Double Mafia qui, en l’interprétant, réussit à rendre précieux ce qui ne l’était pas. C’est aussi une posture de vie – récupérer, recycler, choisir, se débrouiller, imaginer ce qui est possible, constamment regarder le monde comme de la matière potentielle pour faire de l’art, faire de l’art sur un terrain vague ou sur une aire d’autoroute, mais aussi apporter dans l’espace d’exposition des matières qui proviennent de ces lieux étranges.

Quand les clôtures deviennent seuils : il y a art

C’est quand les frontières sont franchies et transgressées qu’il y a déploiement des possibles. D’où peut-être ce nom curieux que les artistes ont donné au fil barbelé (Sofia) qu’ils ont cloué au mur comme objet sculptural. Ce qui symbolise la clôture, l’enfermement et la limite est ici gentiment enroulé et, plutôt que d’enfermer un espace, il se déroule et s’ouvre à lui comme une spirale. Sagesse des gentils voyous qui ont cette perception du monde : infiltrer et entrer dans l’ailleurs qu’il soit interdit, mystérieux ou dangereux ce n’est que comme cela que les moments étranges deviennent festifs, que les inconnus deviennent de belles rencontres à l’improviste et que le mystère s’ouvre au regard et à l’expérience. Car partir en voyage pour Double Mafia c’est bien cela : être curieux, découvrir, partager, accepter et assumer ce qu’implique un mode de vie différent (ou ce que représente un symbole) ; et se donner à cet exercice avec tant respect et d’admiration pour l’Autre que la place à l’interprétation, à l’imagination et à la création s’ouvre alors de manière naturelle.

Les positions de Double Mafia renvoient encore une fois aux réflexions d’Edgar Morin qui  évoque un humain libéré des conceptions réductrices : c’est-à-dire ni dissocié de son entourage social et naturel, ni fragmenté dans ses identités multiples ; mais plutôt un humain composé, et en composition constante, un humain multiple : comme identité biologique, identité subjective et identité sociale. L’humain dans toute sa complexité et complémentarisé aussi par les autres humains, relié et articulé à eux. L’humain comme humanité – le choix non anodin d’Edgar Morin qui complexifie le sens du mot homme en y réintégrant le féminin occulté sous la connotation masculine de l’usage commun et en lui donnant le sens trinitaire qui le situe à la fois dans et hors la nature : individu Vecteur société Vecteur espèce. Le philosophe propose alors de concevoir ces termes dans leurs complémentarités ainsi que dans leurs antagonismes réciproques : ce qui n’est pas sans rappeler l’artiste homme qui s’unit à l’artiste femme et qui œuvrent ensemble sous le nom de Cabinet Double Mafia …afin de créer cet univers à la fois tendre, mystérieux et sauvage : comme de vrais partisans de la joie et de l’amour.

Sofia Eliza Bouratsis



[1] Marcin Sobolev est l’un des artistes fidèles aux Centres d’art de la Ville de Dudelange et aussi l’un des (nombreux) artistes auxquels Danielle Igniti reste fidèle en suivant son travail et l’invitant souvent à exposer. Sa première exposition à Dudelange était Ceveriki en janvier-février 2010 suivie de Les pieds dans la boue… en septembre-octobre 2014

[2] Edgar Morin, La Méthode, tome 5 « L’Humanité de l’humanité », Paris, Les Édition du Seuil, « Essais », 2001.