You & I Are Earth

22.11.2025 - 25.01.2026

Krystyna Dul

Vernissage le 22.11.2025 à 11:30

Dominique Lang

“Le corps est le lieu de notre appartenance au monde.”
— Maurice Merleau-PontyPhénoménologie de la perception (1945).

Une silhouette immobile, presque engloutie sous des couches de vêtements. Devant un fond bleu, le corps se tait : ce sont les étoffes qui parlent. Robes, manteaux, chemises, sous-vêtements et sacs s’empilent, formant des coiffes improbables, des abris, des carapaces. 

Dans The Burden I am Wearing (2023–2024), Krystyna Dul poursuit son exploration du vêtement comme archive sensible. Ce rapport intime aux tissus plonge ses racines dans l’enfance. L’artiste a grandi dans un univers où les vêtements circulaient d’un enfant à l’autre, porteurs d’odeurs, d’usure et de souvenirs. Avec un simple châle coloré, elle inventait des personnages, se déguisait, se transformait. Ces jeux de rôle, faits d’imagination et de liberté, ont forgé son rapport au monde et sa sensibilité à la matière, aux textures, aux couleurs.

Seule face à l’objectif, elle se montre vêtue de l’ensemble de sa garde-robe. Dix-sept autoportraits, chacun consacré à une catégorie de vêtement. La série est à la fois confession, rituel et révolte silencieuse.

Krystyna Dul y porte sur ses épaules le poids de deux héritages mêlés : celui de la consommation et de la culpabilité qu’elle engendre, et celui, symbolique, des injonctions faites aux femmes à travers leurs vêtements — une charge qu’elle aborde avec ironie, douceur et gravité. Ainsi, son corps pâle devient un champ de tension entre choix personnels et attentes collectives, entre ce que l’on possède et ce qui nous possède.

La pose est frontale, la lumière douce, tandis que le regard, fixe, résiste. Les portraits évoquent les grandes figures féminines de l’histoire de l’art – madones, reines, nobles dames figées sous l’apparat – prisonnières d’un idéal de beauté et de docilité. Mais ici, la solennité bascule : les montagnes de vêtements frôlent parfois l’absurde, et les expressions, légèrement lassées, rappellent celles des saintes martyres qu’enfant, Krystyna observait dans les églises. À la fois modèle et artiste, observée et observatrice, elle dirige son propre portrait, se montre, se charge, s’affirme. The Burden I am Wearing devient ainsi un manifeste calme et déterminé, où la photographie transforme la contrainte en matière, donnant forme à ce qui oppresse pour mieux le dépasser.

Si cette série repose sur le contrôle et la mise à distance, la suivante s’abandonne quant à elle à la fluidité, à la spontanéité, à l’émotion. La série Becoming, toujours en cours, puise dans le dialogue intime que Krystyna Dul entretient depuis longtemps avec son compagnon, également photographe. Leur archive visuelle commune témoigne d’années d’observation réciproque, de proximité et de regard partagé. En 2017, l’artiste commence à structurer ces fragments en chapitres, mais ce n’est qu’après la naissance de leur fille en 2020 que le projet trouve sa véritable direction : la maternité renverse le regard, élargit la perspective et infuse à l’ensemble une intensité nouvelle, traversant le corps, le temps et la relation elle-même.

En plein post-partum, depuis la pénombre de la chambre où elle allaite sa fille, Krystyna se tourne vers son propre corps – habité, épuisé, transfiguré. Elle enregistre cette existence fusionnelle avec sa fille et cette nouvelle constellation à trois, faite d’amour, de fatigue et de tendresse. Dans cette période de vulnérabilité, la photographie devient à la fois appui et moyen d’exploration de cette nouvelle identité. Souvent prises sur le vif, sans intention préalable, les images traduisent un besoin viscéral : retenir quelque chose du tumulte, rester en lien avec soi, retrouver la trace d’une énergie invisible.

La lumière est domestique, le cadre resserré, les gestes ordinaires – mais tout y est habité. Les corps se rencontrent et s’entremêlent, comme les racines d’un arbre qui s’étendent sous terre. La chair, baignée de clair-obscur, devient matière picturale et vivante. Chaque image porte la trace d’un passage : du couple à la famille, de la distance à la fusion, de l’individu à la communauté.

L’allaitement, motif récurrent, est vécu comme une expérience totale – physique, affective et symbolique. Dans la famille de Krystyna, une image de la Vierge allaitante est traditionnellement offerte aux jeunes mères, symbole de protection et de passage. Restée à l’écart de cette coutume religieuse, elle en propose une relecture personnelle. En réinventant ce geste manquant à travers la sculpture Breastfeeding Madonna (2025), elle inscrit sa maternité dans la continuité d’une lignée féminine, tout en affirmant son indépendance spirituelle.

Sur les grands fonds abstraits qui accompagnent la série, deux fluides vitaux – le sang et le lait – s’enlacent dans un mouvement lent, presque cosmique. Malgré le tabou qui les entoure, ils incarnent la puissance créatrice de la femme et la continuité du vivant. Ensemble, ils forment une marée intime qui relie les corps entre eux et au monde.

Dans Becoming, Krystyna Dul dépasse peu à peu le cadre de l’intime. Le regard se déplace, le corps s’ouvre à la lumière du dehors. La nature entre dans le champ : une figue entrouverte, une bouche gavée de mûres, la branche d’un palmier glissant vers la mer. Ces fragments du vivant sont les témoins d’une même continuité entre le minéral, le végétal et le charnel. La sensualité y est terrestre, enracinée dans la matière. Elle relie la chair à la sève, la peau au sol, la maternité à l’instinct animal. Les images oscillent entre étreinte et solitude, ancrage et dissolution. Ce qui s’y joue n’est pas seulement la naissance d’un enfant ou d’une mère, mais la métamorphose d’un regard – une manière d’être au monde plus poreuse, sincère et vulnérable.

L’exposition You and I Are Earth réunit deux séries d’œuvres dans une réflexion sur le lien – à soi, aux autres, à la terre. Entre charge et abandon, résistance et tendresse, Krystyna Dul compose un récit profondément incarné sur l’identité féminine, la mémoire des gestes, et notre besoin d’appartenance.

Texte de Fanny Weinquin

Historienne de l’art

10.11.2025

Krystyna Dul, née en Pologne, vit et travaille au Luxembourg depuis 2010. Diplômée en sciences politiques et journalisme de l’Université pédagogique de Cracovie, elle détient un Master en photographie créative de l’Université de Silésie à Opava (République tchèque), où elle prépare actuellement un doctorat.

Son travail a été présenté dans plusieurs pays européens et figure dans les collections du CNA et de la Collection Arendt. Lauréate de la Bourse CNA pour Resonance (2016), elle a été nominée pour l’Edward Steichen Award (2017), le Prix Madame Figaro (2019) et le Prix de la Photographie de la Cité de l’Image (2024). En 2019, elle a représenté le Luxembourg aux Rencontres d’Arles avec une exposition personnelle et un livre, intitulé Resonance, publié grâce au soutien du fonds stART-up STUDIO.

Captions for the visual: 

Krystyna Dul, You/MeBecoming IV, 2022.