Vida inerte

13.05.2020 - 12.07.2020

Justine Blau

Vernissage le 04.07.2020 à 11:30

Nei Liicht

Portrait de l’artiste en prestidigitatrice de terrain

L’exposition conçue par Justine Blau constitue une invitation ouverte à un cheminement tant physique qu’intellectuel. Toute liberté est offerte au visiteur d’embarquer à ses côtés pour un voyage aussi factuel qu’il n’est intuitif sur la question, vaste et brûlante, du rapport de l’homme à la nature et d’une manière plus générale de la science au vivant. Son titre vida inerte, nature morte en espagnol, est d’ailleurs à comprendre tout à la fois dans sa dimension artistique – le genre pictural de la nature morte, allégorie des vanités humaines - que dans un sens tristement littéral.

Cette exploration s’appréhende au travers des indices visuels et poétiques de diverses natures – vidéo, photographie, objet, élément naturel, citation – patiemment semés par l’artiste au fil d’un parcours dont les multiples ramifications se révèlent au fur et à mesure de notre progression dans l’espace. Plane tout d’abord l’ombre tutélaire de Charles Darwin (1809-1882) et son herbier conservé à Cambridge duquel l’artiste a retenu une plante en particulier, le Sicyos villosa. Cette cucurbitacée provient du lointain archipel des Galápagos, situés dans l’océan Pacifique, dont elle couvrait jadis abondamment certaines des îles. Si sa robustesse et son expansion ont pu faire craindre à Darwin qu’elle n’étouffe la végétation environnante, il n’en demeure aujourd’hui plus aucune trace. Elle a été collectée par le scientifique anglais, au même titre que de nombreux échantillons animaux, végétaux et minéraux, lors d’un voyage au long cours sur les mers de l’hémisphère Sud. 

De 1831 à 1836, Darwin rejoint l’équipage du Beagle avec pour mission de compléter la cartographie des côtes sud-américaines. Au cours de ces 5 années, il collecte un grand nombre de données sur la faune et la flore – spécimens, notes, dessins –, étudie la variété des paysages, des reliefs et des sols, et fixe à jamais dans sa mémoire la splendeur de la nature. Il rendra d’ailleurs compte, dans son journal de bord[1], de l’émerveillement et du transport alors ressentis. Cette expédition formatrice se révèle déterminante pour celui qui, par la théorie qu’il commence à élaborer peu de temps après et publie 20 ans plus tard, modifiera radicalement la manière dont on se représentait l’histoire de la vie et la place de l’homme dans la nature. Sa théorie de l’évolution établit en effet une parenté commune aux êtres vivants dans leur ensemble, espèce humaine incluse. Remontant vers le passé à contre-courant, de génération en génération, il entend percer « le mystère des mystères », celui des origines les plus anciennes. 

C’est un mouvement de même nature, à rebours du temps, qui frappe Justine Blau lorsqu’elle découvre les tentatives scientifiques de redonner vie au Sicyos villosa à partir de l’unique spécimen préservé à Cambridge. Les produits qui ont permis la conservation de la feuille rendent paradoxalement l’expérience infructueuse. Les traces d’ADN prélevées se révèlent trop dégradées pour amorcer le phénomène nommé par les chercheurs de désextinction ou de-extinction, et qui vise à recréer une espèce apparentée à une espèce éteinte grâce aux progrès dans le domaine de la génétique. Le procédé, récent, est utilisé à petite échelle par la communauté scientifique, mais c’est avant tout le trouble suscité par la possibilité d’une telle inversion temporelle qui saisit l’artiste tout autant que la soudaine porosité entre le naturel et l’artificiel, entre le réel et le virtuel. Faire renaître des espèces disparues pourrait hypothétiquement contribuer au maintien de la biodiversité menacée mais consacre aussi, de fait, l’homme démiurge qui ne cesse de façonner le monde à son gré ; les frontières entre préservation et modification du vivant sont floues, de même que la portée et l’application de telles techniques bien incertaines. 

Curieuse et non sans une certaine fantaisie, l’artiste décide de marcher dans les pas de Darwin et met le cap sur les Galápagos à la recherche du Sicyos villosa, un scientifique lui ayant glissé qu’une extinction n’est en effet jamais tout à fait certaine. L’enquête s’avère semée d’embûches, la quête illusoire. Le but en tant que tel importe toutefois moins que les questionnements et les inévitables digressions. Fidèle à la tradition du naturaliste, elle en rapporte des objets visuels épars dont le potentiel narratif se déploie au contact des uns aux autres. 

Les images - photographies et vidéos - occupent une place prépondérante et proviennent des investigations menées aux Galápagos ainsi que des recherches entreprises à Cambridge et Paris. Elles sont, pour bon nombre d’entre elles, le fruit d’un assemblage factice et révèlent l’un des modes opératoires de prédilection de Justine Blau pour qui le va-et-vient permanent entre réalité et imagination est un ressort fécond. Le Prophète du jardin des plantes, qui accueille le visiteur, se distingue en cela qu’il n’est pas un montage photographique mais le cliché noir et blanc d'une statue pris dans le jardin entourant le Museum national d’Histoire naturelle à Paris. Son cadrage centré sur l’œuf, fragile élément à la forme parfaite dont on ne sait s’il précède ou non la poule, place d’emblée l’énigme au cœur de l’aventure. 

Il n’est dès lors nullement surprenant de trouver, aux côtés de Darwin parmi les penseurs compagnons de route de l'artiste, le philosophe grec présocratique Héraclite. L’un de ses aphorismes - phusis kruptesthai philei- tient lieu de sous-titre à l'exposition et se traduit ainsi : « la nature aime à se cacher ». Il ne reste que des fragments des écrits d’Héraclite, qui s’est souvent exprimé de façon laconique, sous forme de phrases concises dont le sens demeure sujet à interprétation. Né à Ephèse en Asie mineure à la fin du Ve siècle avant J-C, il est considéré dès l’Antiquité comme énigmatique voire obscur, et cette courte sentence a donné lieu à de nombreux développements philosophiques, de Platon à Nietzsche. Le philosophe Pierre Hadot[2] l’a prise comme point de départ, souhaitant mettre en perspective l’évolution de l’attitude de l’homme par rapport à la nature, marquée durant l’Antiquité par les mythes puis au Siècle des Lumières par la rationalité de la pensée. Il s’est intéressé aux divers sens que revêt la notion de secret de la nature et en propose des traductions lui semblant s’approcher de la pensée originelle telles que « ce qui naît veut mourir » ou «ce qui fait apparaître tend à faire disparaître », transcriptions qui reflètent l’étonnement devant la dynamique de la vie et la mort, et n’ont pas manqué d’interpeller l’artiste. 

La forme de pensée d’Héraclite, qui s’énonce par ellipse, constitue en effet un formidable fil conducteur pour son travail. Elle s’entend à laisser poindre l’imagination dans le possible des interprétations et joue à merveille des faux-semblants. Dans l’apparente restitution qu’elle propose de son enquête, elle recourt aux artifices du théâtre et de la manipulation. Manipulation au sens premier du terme, à l’image des fioles et des éprouvettes dont se servent les chercheurs et qui essaiment dans l’exposition. Fabrication de l’image lorsqu’elle réimplante le Sycios villosa dans son environnement d’origine par son incrustation dans les paysages étrangement en négatif des Galápagos. Distorsion d’échelle dans les grandes photographies colorées, empreintes d’un esprit surréaliste, qu’elle dresse à la manière de décors dans l’espace devenu scène. Activation d’une plante-machine à la manière d’une marionnette automatisée. Manipulation de nos sens enfin lorsqu’elle s’entoure d’un magicien pour réaliser de courtes vidéos desquelles l’illusion naît puis éclate comme ces bulles de savon mises en bocal et dont l’existence est fugace. 

Car l’univers de Justine Blau, composite et teinté de fantasmagorie, ne semble jamais figé mais au contraire ouvert à l’ironie des choses. Observer des passereaux aujourd’hui protégés chiper son déjeuner, lui évoque ainsi le renversement de situation depuis l’époque de Darwin qui s’interrogeait sur leur absence de timidité envers l’homme rendant leur capture à mains nues aisée. Il est également mu par un principe de questionnements. L’émergence, au cours de ses observations sur les Galápagos et de ses rencontres avec des chercheurs, des nombreux paradoxes inhérents à la recherche sur le vivant a nourri sa réflexion. L’ambition scientifique d’un « conservatoire » de la nature se heurte à en effet de multiples contradictions parmi lesquelles son inéluctable transformation ou encore la fragilité du vivant et par là-même de nos existences. 

Marie-Noëlle Farcy, 9 mars 2020



[1] Charles Darwin, Voyage d’un naturaliste autour du monde, La Découverte/Poche, 2003

[2] Pierre Hadot, Le Voile d’Isis, Essai sur l’histoire de l’idée de Nature, Gallimard, nrf essais, 2004