HEIMWEH / L'AUTRE PAYS

10.03.2018 - 19.04.2018

Vernissage le 10.03.2018 à 11:30

La Force, photographie argentine, 2016, réalisé avec le soutien d’Est-Nord-Est, résidence d'artistes, Canada - remerciements à Gwenan Davies.
Nei Liicht

HEIMWEH  Célie Falières

L'AUTRE PAYS  Guillaume Barborini

Une proposition de Sofia Eliza Bouratsis


Les centres d’art de la Ville de Dudelange accueillent le printemps [sic !] avec des expositions qui posent des questions sur nos environnements artistique, culturel et naturel – en concevant ces trois univers interdépendants comme formant un ensemble à la fois complexe, paradoxal et totalisant. Il s’agit pour cette session de poser à notre échelle et avec humour, sincérité et engagement les questions fondamentales qui concernent aussi bien la création contemporaine que nos modes de vie – notamment à travers les codes qui les régissent. À commencer par l’éternelle question que les spécialistes et non-spécialistes de l’art contemporain prennent tant de plaisir à réitérer depuis la fontaine de Marcel Duchamp (qui date tout de même de 1917 !) : Que c’est de l’art ? Question que les théoriciens de l’art ont prolongée par l’interrogation philosophique qui consiste à se demander Qu’est-ce qui fait art ? et que les trois artistes invités avec les deux commissaires aimeraient étendre ici en se demandant comment se fait, qu’est-ce que fait – ou qu’est ce que peut-faire l’art ? Quelles sont ses matières premières ? Quels sont ses rituels ? Quels sont ses lieux et ses rencontres ? Tout cela sur fond d’une hypothèse heureuse : puisque c’est la société qui produit l’art de chaque époque, ne pourrait-elle pas s’en inspirer dans la perspective de vivre autrement – justement dans le respect de nos environnements culturels et naturels ? 

Heimweh et L’Autre pays sont deux projets indépendants. La proposition qui se trouve à l’origine de cette exposition pourrait à s’exprimer en empruntant les termes d’Edgar Morin pour dire que « Notre culture c’est notre nature (et vice versa) » [1] et en les associant au vers poétique de Vladimir Jankélévitch[2] quand il parle de la « fée occasion qui elle seule connaît les mixtures secrètes de certaines coïncidences ». Jeu de titres ? Certainement. Coïncidence des démarches ? Peut-être… mise en dialogue pour commencer.


Heimweh
de Célie Falières est d’abord l’histoire d’un voyage, celui d’une résidence de l’artiste à Est-Nord-Est à Saint-Jean-Port-Joli au Canada. Le « petit mal du pays » qui a saisi l’artiste une fois dans la lointaine campagne québécoise, inspiré par les complexités sous-jacentes des cultures mixtes qui caractérisent ce territoire – notamment celle des arts autochtones et de leur réutilisation par les conquérants européens puis la création d’une culture « locale » dont les narrations justificatives et l’historicité toujours chargée de (totems et de) tabous –, a été à l’origine de ce projet que l’artiste a continué à développer lors de son retour en France. S’intéressant plutôt au côté doux de la nostalgie, comme si elle visait à en retenir cet élément de « plaisir » – que l’on retrouve toujours glissé dans le souvenir – l’artiste choisit des objets qu’elle trouve dans son entourage et elle crée, tisse, sculpte, coud, des objets, des sculptures et des costumes qu’elle enfile ensuite pour être prise en photographie. Les objets, qui sont activés lorsqu’ils sont portés, sont désactivés lorsqu’ils retournent à l’état immobile de sculptures…

Pour son projet Heimweh Célie Falières crée donc un ensemble d’objets qui forment une culture – la sienne – et elle aborde ainsi certaines questions fondamentales – qui traversent les disciplines de l’anthropologie, de la psychanalyse et de la philosophie – de manière singulière. En prolongeant son projet de l’autre côté de l’Atlantique, l’artiste dévoile l’universalité des ces questions, notamment celle du masque et de ses significations ; du lieu dans son rapport au temps, de la nostalgie, de l’être dans le présent et du voyage ; de la peau comme lieu de passage entre le dedans et le dehors ; du port du corps et de ses esthétiques ; et en dernière instance de l’identification, contre-identification et de la renonciation à l’identité et à sa/ses cultures – traditionnelles, populaires, folkloriques et contemporaines.

Et comme l’Odyssée l’a suggéré, une réponse possible à la nostalgie se trouverait dans la présence au présent.


L’Autre pays
de Guillaume Barborini ressemble à un plan qui se confondrait avec son exécution, c’est aussi une série de pratiques en cours que l’artiste menait avant cette exposition et qu’il continuera à mener après sa fin. Il y a avant tout une longue marche – celle qu’il a réalisée notamment à l’occasion de la quatrième Triennale de la Jeune Création[3] et qui prenait comme point de départ la ville de Luxembourg. Cette fois-ci l’artiste est parti de Dudelange et il a suivi pendant une cinquantaine de kilomètres la direction de son ombre du lever au coucher de soleil – confrontation primitive au cycle du temps –, il a enregistré sa marche guidée par la lumière sur GPS – « rejouer à notre échelle la rotation de la planète » dit-il – et l’a ensuite dessinée à la lumière laser sur papier.

C’est cette démarche à la fois poétique et philosophique de l’artiste-marcheur (« la philosophie se fait en marchant », disait Jankélévitch) qui vient poser la question de notre présence sur Terre, de notre rapport à l’ici et au maintenant et de l’empreinte de notre passage dans la vie que nous allons choisir de laisser, ou non. L’ensemble que l’artiste appelle L’Autre pays est ainsi une négociation entre ce que la Terre nous donne et ce qu’on lui prend, entre le choix (ou l’apprivoisement) d’un geste que l’artiste adopte et ce à quoi ce geste donne forme, entre le monde et son infiltration questionnante. Les pratiques de Guillaume Barborini deviennent protocolaires à travers leur répétition et – presque immatérielles – elles s’immiscent dans le territoire, pour rencontrer parfois des personnes et des idées. Interrogeant aussi bien la valeur des ruines que leur possible création, l’urbanisation que l’appauvrissement des terres et les phénomènes géologiques ou les cycles du temps qui donnent forme à l’espace et au vivant, l’artiste pose ainsi des questions à la fois conceptuelles, écologiques et politiques dans une perspective : celle d’instaurer un dialogue ouvert avec le monde et aussi de revendiquer des bifurcations poétiques afin d’éventuellement suggérer des autres formes de vie



[1] Edgar Morin, Le Paradigme perdu. La nature humaine, Paris, Seuil, 1973.

[2] Vladimir Jankélévitch avec Béatricev, Quelque part dans l’inachevé, Paris, Gallimard, « nrf », 1978.

[3] Op. cit.

Microbiologie des ruines, abandon du second mur, colline de Saint-Laurent-des-Arbres, 2017 © Karine Debouzie